Véronique Le Dü da SILVA-SEMIK - Chercheur et Accompagnatrice

Véronique Le Dü da SILVA-SEMIK - Chercheur et Accompagnatrice

L’Excelência : un Abc poétique marial chanté dans le Nordeste brésilien par António Nóbrega

 

 

L’Excelência : un Abc poétique marial chanté dans le Nordeste brésilien par António Nóbrega

 

 

Le texte poétique marial – Excelência a été soumis au pernambucano António Nóbrega dans les années 70. Après une invitation d’Ariano Suassuna il intégrait le Quinteto Armorial. Ce groupe de musique de chambre brésilien formé par le dramaturge Ariano Suassuna à Recife en 1970 développe une esthétique musicale propre qui sera nommée Movimento Armorial. Le Quinteto Armorial se définit par un travail de re-création musicale inédit faisant ressurgir les mélodies de la renaissance ibérique formées par de nombreux croisements musicaux. Ces mélodies vivent encore sous des formes multiples dans la culture populaire brésilienne surtout dans celle du Nordeste. Sous la direction de Ariano Suassuna les musiciens António Madureira, Egildo Vieira do Nascimento, Fernando Torres Barbosa, Edison Eulálio Cabral et António Nóbrega conçoivent des œuvres à partir d’une exécution musicale originale dans laquelle sont intégrés des éléments mélodiques érudits et populaires. Les textes re-créés sont soigneusement exécutés. Des instruments comme le rebec (rebeca), le fifre (pífano : petite flûte traversière en bois d’un son aigu), la viole sertaneja (viola), la guitare (violão), le zabumba (tambour en bois très utilisé pour marquer le rythme dans certains genres musicaux comme le forró, le baião, xaxado et le xote), le violon (violino), la viole (viola) et la flûte traversière (flauta transversal ou soprano) dialoguent harmonieusement.

En 1974, l’Excelência est enregistrée par le Quinteto Armorial dans le disque intitulé Do Romance ao Galope. Ce premier enregistrement exprimait l’aboutissement des premières années de travail du groupe. La version de l’Excelência est instrumentale. En 2002, dans le compact disque Lunário Perpétuo, l’Excelência enrichie du texte poétique marial est reprise par António Nóbrega. En1976, le violoniste, compositeur et artiste a  « plusieurs cordes à son arc » et commence sa carrière solo toujours influencé par le mouvement armorial créé par Ariano Suassuna. En 1983, il s’installe à São Paulo et produit ses propres spectacles. Les textes sont mis en valeur grâce à une performance ludique, riche et complète. La danse, la musique et  les effets sonores établissent un dialogue original et vivant avec le public.

L’Incelência re-crée et intitulée Excelência par Ariano Suassuna est chantée par António Nóbrega. Il est accompagné de quatre musiciens : António Bombarda à l’accordéon, Daniel Alain à la flûte de Do, Edmilson Capeluppi au violon et à la viole et Eugênia Nóbrega à la flûte. L’œuvre est une Abc poétique[1] marial décrivant les qualités de la Vierge Marie dont l’exécution musicale lente et introspective nous renvoie aux mélodies et aux évocations sonores des textes traditionnels rythmant les rites de mort d’une communauté.

Au Brésil, les « incelências », « excelências »,  « incelença », « ixelência », « excelênça », parfois nommées dans certaines régions Bendito de Enfermo[2], forment un ensemble de poèmes cérémoniels sans accompagnement instrumental chantés essentiellement dans les zones rurales du Brésil. Ces chants funèbres disparus dans certaines régions du Brésil restent, toutefois, vivants dans la mémoire. Ce sont des textes poétiques strophiques rimés et très variés qui aident le mort à entrer dans l’autre monde en l’accompagnant. Il semblerait également que certaines incelências adressées aux enfants décédés ou à ceux qui sont en train de mourir réaliseraient le baptême en transformant le païen en chrétien.

La répétition du mot incelência douze fois dans douze strophes différentes caractérise ces prières. Le chant est lent et pausé, il est « prononcé » ou « hurlé » par des femmes nommées « cantadeiras ». José Generino de Luna explique :

 

Les excelências chantées encore de nos jours ont réussi à occuper une grande partie du Nordeste. […] Grâce aux répétitions musicales et aux vers compris aisément lors de ces évènements, elles sont largement adoptées par les personnes présentes à la veillée. Une certaine homogénéité rythmique caractérise un ensemble de mélodies, c’est à dire, qu’elles présentent une même division mélodique et une même mesure, alors que d’autres sont hétérogènes, elles sont composées par des changements rythmiques et une mesure double[3].

 

Si dans les grandes obsèques chrétiennes le « silence profond » est d’usage en guise de respect au défunt et à la famille, cela n’est pas toujours ainsi dans certaines régions du Brésil où le rite est matérialisé par une forte sonorité et par des moments de convivialité également ritualisés. Ce passage vers un autre monde annonçant le « travail de deuil » des proches est vécu comme une pratique sociale spécifique : on boit de la cachaça (l’eau de vie), on raconte des anecdotes et des histoires, ceux qui savent lire présentent les prières de l’office ou des lamentations, parfois dès qu’une personne entre dans la pièce la question « de quoi est-il mort ?» est prononcée comme une litanie concrétisant le décès. Après la préparation du corps physique on apprête l’âme. Il s’ensuit alors la veillé – « velório », « sentinela », « quarto », « fazer quarto de defunto » . L’on prie et l’on chante des incelências au pied du mort.

D’un point de vue musical et littéraire, l’Excelência est une œuvre spécifique et unique. Le titre choisit par Ariano Suassuna dialogue entre deux univers symboliques : le premier place l’œuvre dans l’ensemble des textes et des chants funéraires (incelências), le second révèle le statut de Reine (Excelência) attribué à la Vierge Marie. Sans aucun doute, ces aspects reproduisent l’admiration du dramaturge envers cette « femme divine » si proche des hommes et largement représentée dans la culture populaire brésilienne. Cette oeuvre traditionnelle est une prière suggestive et profonde composée de deux mouvements distincts et complémentaires. D’un point de vue musical, les deux mouvements suivent les empreintes instrumentales opposant le « bas» et le « haut» : relation verticale inscrite dans toute la symbolique chrétienne assurant la relation entre le fidèle et le divin. D’un point de vue littéraire, le texte poétique est un poème de dévotion composé selon l’ordre de l’alphabet annoncé par une invocation plaintive. C’est un Abc poétique qui formule de « A à Z » les qualités de la Vierge Marie. Ces deux mouvements constitueront, en effet, « la voix poétique qui parle une langue commune aux mortels et au Dieu » selon les termes de Paul Zumhtor dans Introduction à la poésie orale[4].

Le lamento annonçant la prière alphabétique ne suit aucune structure de versification. C’est une voix qui traverse les profondeurs en crescendo cherchant à atteindre le cœur de la mère de Dieu. Désirant produire une atmosphère troublante, António Nóbrega a engendré une tension dans laquelle la voix se libère soutenue par l’accordéon dont le son grave où « bas » résonne et dialogue avec l’éternité. L’accordéon prolonge la note. Le temps s’étire naturellement sans que personne n’y mette un terme. Le fidèle élève son âme dans ce lamento profond et vibrant dont la jouissance vocale confère une signification irréelle. Sans aucun doute la représentation sonore de l’homme seul face à son destin y est représentée.

Après ce lamento aucun silence n’est autorisé, le rythme se précise, les vers en septains forme des quatrains en rime ABCB. La clarté semble se faire présence. La guitare accompagne l’alphabet qui prend la parole et énumère de « A à Z » les attributs du personnage divin. La voix est claire, « haute », suave et délicate, le cadence simple et langoureuse créant ainsi une atmosphère dans laquelle toute la féminité de la Vierge Marie y est représentée. Enfin, l’empreinte morale et religieuse s’énumère également à chaque lettre. L’alphabet « dit » les qualités de la Vierge Marie. Elle est mère de Dieu, Vierge Marie, Mère et Reine de tous les Mortels. Le fidèle dispose d’une représentation organisée et complète déjà établie par la théologie mariale. Ici, l’alphabet joue un rôle très important car le texte poétique est disposé comme un chapelet formé de « perles alphabétiques des grâces ». Le fidèle mémorise, prie et évoque la Vierge Marie dans une atmosphère méditative.

Bien que la forme soit énumérative et que le poème se déroule régulièrement de vers en vers sans changement rythmique, cette composition est divisée en six quatrains dans lesquels sont réunis des groupes sémantiques : le premier énonce le nom de Marie et développe sa douceur à la fois divine et féminine :

 

Diz o A ….Ave Maria

Diz o B …Brandosa e Bela

Diz o C…Cofrim da Graça

Diz o D…Divina Estrela

 

Le second quatrain formule l’amour inconditionnel de la Vierge Marie envers son peuple :

 

Diz o E....Esperança Nossa

Diz o F… Fonte de Amor

Diz o G....Guia do Povo

Diz o H… Honesta Flor

 

Dans le troisième quatrain elle est comparée à des éléments éthérés :

 

Diz o I....Incenso d’Alma

Diz o J… Jóia Mimosa

Diz o K…Coro dos Anjos

Diz o L …Luz Formosa

 

Dans le quatrième et le cinquième quatrain les lettres invoquent la Mère et la Reine. La Vierge Marie est ainsi inscrite dans une dimension humaine et protège le fidèle des soucis quotidiens.

 

Diz o M …Mãe dos Mortais

Diz o N…Nuvem de Brilho

Diz o O..Orai por Nós

Diz o P…Por vossos filhos.

 

Diz o Q…Querida Mãe

Diz o RRainha da Paz

Diz o S…Socorrei Sempre

Diz o T….Todos Mortais

 

 

Enfin le sixième quatrain rappelle le secret et le mystère de la création et du monde divin :

 

Diz o U.... Uma Esperança

Diz o V...Vale profundo

Diz o X…Xis dos Mistérios

Diz o Z…Zelai o Mundo

 

Plongeant ses racines dans un fond mémoriel religieux formé de prières de dévotion, l’Excelência interprété par António Nóbrega est originale. Caractérisées par la circularité des lettres de l’alphabet ces compositions arborent un effet indéniable de complétude dans laquelle le mystère du Verbe créateur est lié à l’image de la Vierge Marie : Reine des Mortels. Lui adressant un Abc poétique le fidèle semble matérialiser un contact plus intime avec celle qui le protègera même au-delà de la mort. L’éloge prononcé lui permet de ressentir un contact intime. Cette spécificité semble participer dans tous les temps à l’élaboration de nombreux Abc poétiques marials en Europe et au Brésil.

 

Dans la chanson pieuse la Vierge s’y voit restituer parfois la beauté des hymnes et les appellations héritées des textes sacrés : au fond, c’est une forme de sublime spiritualité qu’on recherche en chantant la féminité. Quant à la poésie de louange, formelle mais non chantée, elle explore de même les chemins de la mariologie, pour multiplier indéfiniment les symboles de Notre-Dame en observant le monde à elle tout entier dédié[5].

 

En effet, ce texte repris par António Nóbrega apporte avec lui la tradition poétique religieuse des hymnes marials présente au VIe siècle dans la liturgie byzantine[6] et s’intensifiant au Moyen Age en latin et en langue vernaculaire. En France, par exemple, le moine Guillaume de Diguelleville enchanté par l’alphabet compose au XIVe siècle plusieurs Abc poétiques marials en latin et en français. Il expose les perfections de la Vierge Marie enseignant au pèlerin dans Le pèlerinage de l’âme[7] à implorer ses faveurs. En Espagne, au XVIe siècle, la complétude alphabétique est perçue dans l’Abecedario en loor de la Virgen Nuestra Señora[8] composé par le franciscain portugais Paulino de La Estrella comme une frontière appartenant à la condition humaine incapable de « dire » ou d’exprimer véritablement les infinis mystères et secrets inscrit dans la représentation de la Vierge Marie. Il couronne son Abc poétique par ces deux strophes conclusives :

 

Y ansí tus virtudes todas

Sola tú podrás saberlas,

Como quien sabe de Dios

Las grandezas nós secretas

 

 

 

 

Perdona mi atraveimiento

En quérir vo tratar de ellas

Con estilo tan humide,

Con tan ruda y toscan lengua

 

Pour conclure, dans cet ensemble littéraire traditionnel formé par les Abc poétiques (acrostiches alphabétiques) la mémoire des textes se renouvelle et se transforme continuellement. L’Excelência exprime le passage mystérieux et unique par lequel le fidèle doit franchir accompagné de la Reine et de la Mère des Mortels : la Vierge Marie. L’œuvre manifeste musicalement ce moment. Seule l’écoute attentive de ce poème enregistré dans Lunário Perpétuo déchiffrera la qualité des phrases mélodiques qui accompagnent le texte poétique et engendrent un effet de profondeur et une atmosphère à la fois lumineuse et introspective teintée d’un grand espoir indispensable au rite et au voyage du chrétien vers l’au-delà.

 

 

Bibliographie

 

 

  1. ANDRADE, José Maria Tavares, (1975), Excelência da Morte, Universidade Estadual de Londrina, Paraná.=
  2. FURNIVAL, Frederix J. (éd), (1871), A One-Text print of Chaucer’s minor poems being the best text on each poem in the parallel-text edition, etc…for handy use by editors and readers, London, published for the Chaucer Society by N. Trübner & Co..
  3. GASPARETTI, Antonio, ( Poesias Sagradas sacadas del fondo musical de la Capilla de la Universidad de Salamanca, recopiladas y ordenadas por Antonio Gasparetti, Salamanca, 1939.
  4. GROS, Gérard, (1999), «‘De Biau chanter et de Biau lire…’ Etude sur la représentation poétique de la Vierge Marie au Moyen Age », In: Imagines Mariae. Représentations du personnage de la Vierge dans la poésie, le Théâtre et l’éloquence entre XIIe et XVIe siècle, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, p. 14.
  5. PROTOPAPADAKIS–PAPACONSTANTINOU, (1988), Helen, O’Akathistos ‘umnos : prototupo keimeno : noellenike metafrase (anglais, français, et italien), Athènes.
  6. SEMIK, Véronique Le Dü da Silva, De l’Abc poétique à l’A.B.C. de cordel au Brésil : une forme poétique traditionnelle de « A à Z », Thèse de Doctorat, Université Paris X – Nanterre soutenue en 2007 et en voie de publication par les éditions de l’Harmattan.
  7. ZUMHTOR, Paul, (1983), Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil.


[1]. SEMIK, Véronique Le Dü da Silva, De l’Abc poétique à l’A.B.C. de cordel au Brésil : une forme poétique traditionnelle de « A à Z », Thèse de Doctorat Université Paris X – Nanterre, 2007. L’Abc poétique est un texte poétique en vers composé selon l’ordre de l’alphabet. C’est un acrostiche alphabétique. La charpente alphabétique structure des mots, des vers ou des strophes agençant un univers clos d’images encourageant la mémorisation. C’est une forme poétique traditionnelle didactique, mnémotechnique et mémorielle. L’Abc poétique révèle les qualités exemplaires d’un saint, de la Vierge Marie, l’œuvre d’hommes et de femmes notoires. Il édifie les différentes images de la femme. Il renseigne sur un événement historique en distribuant éloges et blâmes. Il développe des histoires héroïques. Il instruit la morale. Enfin, il présente comme une leçon un sujet social politique ou utilitaire de « A à Z ». La thèse de doctorat sera publiée en 2011 dans les éditions de l’Harmattan, Paris.

[2]. ANDRADE, José Maria Tavares, (1975), Excelência da Morte, Universidade Estadual de Londrina, Paraná, p. 1.

[3] Idem, p. 32. « As excelências que são, ainda hoje, cantadas pelo povo, conseguiram ocupar uma grande área do Nordeste […]. Por suas repetições musicais e versos de fácil entendimento para a ocasião consegue a maior adesão dos presentes ao velório. Uma série de melodias tem uma certa homogeneidade na sua disposição rítmica, isto é, apresenta a mesma divisão melódica e o mesmo compasso, ao passo que outras são heterogêneas, contando com outra movimentação rítmica e compasso duplo ».

[4]. ZUMTHOR, Paul, (1983), Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1983, p. 265.

[5]. GROS, Gérard , (1999), « ‘De Biau chanter et de Biau lire…’ Etude sur la représentation poétique de la Vierge Marie au Moyen Age », In: Imagines Mariae. Représentations du personnage de la Vierge dans la poésie, le Théâtre et l’éloquence entre XIIe et XVIe siècle, Presses Universitaires de Lyon, Lyon, p. 14.

[6]. PROTOPAPADAKIS – PAPACONSTANTINOU, Helen, (1988), O ‘Akathistos’ umnos : prototupo keimeno : noellenike metafrase (anglais, français, et italien), Athènes. Hymne acatiste en l’honneur de la mère de Dieu, VIe ( ?), poème chanté de nos jours.

[7]. DEGUILLEVILLE, Guillaume de,  Le Pèlerinage de l’âme, In: FURNIVAL, Frederix J. (éd), (1871), A One-Text print of Chaucer’s minor poems being the best text on each poem in the parallel-text edition, etc…for handy use by editors and readers, London, published for the Chaucer Society by N. Trübner & Co., p. 84 – 100.

[8]. ESTRELLA, Paulino de la (Fray), Abecedario en loor de la Virgen Nuestra Señora, In: GASPARETI, Antonio, (1939), Poesia sagradas sacadas del fondo de la Capilla de la universidad de Salamanca recopiladas y ordenadas por A. G., Salamanca.



21/04/2012
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